On continue notre exploration des termes barbares du jeu de société, avec aujourd’hui un petit point sur le Double Guessing, plus connu sous le terme ultra technique de « Je pense que tu penses que je pense » présent dans de très nombreux jeux.
Le nom peut sembler moderne et pompeux, mais le Double Guessing est en réalité une mécanique qui est vieille comme le monde, ou presque. Souvent assimilée à du hasard par les esprits chagrins qui ne souhaitent pas faire l’effort de se mettre dans la tête de leurs adversaires, c’est pourtant un ressort ludique qui peut être hyper fun.
Le plus souvent, les joueurs se retrouvent à devoir faire un choix secrètement (d’une carte, d’une action, peu importe) avant de le révéler de manière simultanée aux autres et d’en regarder les conséquences. Il faudra essayer de deviner les intentions des autres joueurs pour prendre l’avantage. Le truc, c’est que comme ils essayent eux aussi de lire dans nos pensées… Cela complique grandement la chose ! D’où le : « je pense que tu vas faire le choix A. Mais si tu penses que je m’y attends, tu ne le feras pas et tu feras le choix B à la place. Or, comme je pense que tu le penses… etc. »
Un exemple qui parlera à tout le monde ? Le classique Chi-Fou-Mi / Pierre – Feuille – Ciseaux bien sûr ! « Ca fait 3 tours que tu fais papier, tu ne vas pas oser me le faire une 4e fois de suite ? »
Comme je vous le disais, il est assez aisé de n’y voir que du pur hasard en estimant que l’on ne dispose pas assez d’éléments pour deviner les choix de l’adversaire. Dans l’exemple précédent, en rajoutant la possibilité de choisir le Puits qui gagne contre 2 autres signes, la notion de déduction s’en trouve renforcée puisque l’on dispose désormais d’un paramètre tangible pour analyser le jeu de l’autre : « La logique voudrait que tu choisisses le Puits qui gagne plus souvent, donc je vais prendre la Feuille qui le bat. Mais si tu t’y attends, tu prendras les Ciseaux pour couper la Feuille. Du coup, je vais prendre la Pierre ! »
Alors oui, techniquement, cela peut être infini comme réflexion. Personnellement, je trouve que le fun de cette mécanique vient de la part d’intuition à laquelle elle fait appel. Parfois cela fonctionnera bien, d’autres fois on sera complètement à la rue, mais c’est justement ce qui créé le petit côté épique par moment.
Devine qui vient jouer ce soir ?
Il est du coup très complexe de trouver quel jeu est le premier jeu d’édition à avoir utilisé cette mécanique, contrairement à des ressorts ludiques plus récents comme le deck building.
En parcourant un peu le net, je suis tombé sur des petites pépites comme ce jeu de Baseball électrique de 1928 où les joueurs devaient secrètement et en simultané appuyer sur une touche pour savoir dans quelle zone du terrain la balle allait partir et si son adversaire allait parvenir à l’intercepter. Le tout entrainant l’allumage de petites lampes en fonction du résultat.
Plus récemment, au sortir de la Seconde Guerre mondiale qui a vu l’apparition du jeu de société contemporain, les jeux à connotation militaire ont pour beaucoup utilisé ce genre d’enjeux, retranscrivant parfaitement la tension des mouvements et tactiques utilisés par les armées adverses sur le champ de bataille. Des jeux comme le célèbre Stratego (avec ses déplacements secrets) ou l’inégalé Diplomacy (et ses ordres notés à l’abri des regards après une phase de négociation où on peut trahir à tout va) ont exploité des dynamiques similaires. De manière encore plus proche de ce qui se fait actuellement, Rome & Carthage (qui avait été réédité il y a quelques années) proposait à chaque belligérant lors d’une bataille de choisir 2 cartes simultanément avant de les révéler et d’appliquer les conséquences (certaines cartes ayant des effets particuliers pouvant changer la donne).
Guess ce que c’est que ce cirque ?
De nos jours, outre les gros jeux d’affrontement qui préservent parfois cet héritage, ce sont souvent dans de petits jeux d’ambiance que l’on trouve le Double Guessing. Stupide Vautour d’Alex Randolph (le père du jeu de société contemporain) en est probablement l’exemple le plus pur et le plus abouti. Ce fut un des premiers auteurs à réfléchir en matière de game design sur la notion de niveau d’informations dont disposent les joueurs. Il a également largement influencé le célèbre 6 qui prend ! qui est aujourd’hui un des titres que vous plébiscitez le plus dans ce genre de jeux.
Plus proches de nous, on pourrait également penser à :
- Braverats, le jeu minimaliste de Seiji Kanai qui ne contient que 16 cartes dont seulement 8 différentes et qui est une merveille d’épure et de subtilité.
- Just One, Spiel des Jahres 2019 qui amène ce principe autour des mots et du vocabulaire. En coopération, tous les joueurs doivent faire deviner à un de leur partenaire un mot indice. Par exemple « Cirque ». Sans se concerter, ils vont chacun noter un seul mot indice avant de les comparer. Ils devront effacer tous les mots présents sur les ardoises de plusieurs joueurs et ne pourront présenter que les mots originaux à leur partenaire devant trouver la solution. Vous avez pensé à « clown » comme indice vous aussi, pas vrai ?
Je pense qu’il aime bien ce genre de jeux. Mais s’il pense que je le pense…
Bien souvent assimilé au bluff, le Double Guessing est également une mécanique de jeu où la psychologie revêt une importance primordiale. En revanche, comme le note Bruno Faidutti (auteur de nombreux jeux dont Citadelles), le bluff repose sur une dimension d’intimidation qui est absente du Double Guessing. En outre, il nécessite des composantes qui permettent d’induire nos adversaires en erreur quant à nos intentions, là où le Double Guessing est davantage dans la « devinette », l’analyse plus instinctive.
Simple à mettre en œuvre, efficace le plus souvent rapidement, le Double Guessing révèle généralement sa part de fun de manière évidente. En revanche, pour fonctionner correctement, il doit offrir un niveau d’informations suffisant sur le jeu des adversaires pour permettre analyse et déduction sans noyer les participants sous un flot d’informations trop important qui donnerait une illusion d’analyse artificielle et aléatoire.
Crédit photos : boardgamegeek.com